Réenchanter le Monde - Forum Fès: Reflections from Katherine Marshall (in French)

By: Katherine Marshall

June 9, 2012

Réflexions de Katherine Marshall du Forum Fès, 9 juin – 12 juin
Premier Jour, 9 juin 2012

Synopsis: Le Poète et la Cité: Berbrtrand Vergely, Leili Anvar, Frederic Ferney, Salamatou Sow, Saida Bennani, Younes Ajarrai, Xavier-Simon Guerrand-Hermes

Si nous nous avons déjà oublié où nous sommes allés hier, comment pourrons-nous savoir quel chemin emprunter demain? Cet adage, entendu au premier jour du Forum, explique pourquoi le Forum offre, chaque matin, traditionnellement, la quintessence des débats de la veille. Ces résumés se trouvent sur le site web ou peuvent être envoyés par courriel. Grâce à eux, nous espérons enrichir notre dialogue et notre bonne entente, au jour le jour, année après année.

Pourquoi? Pourquoi la poésie est-elle si importante? L’art? La culture? La vie humaine? Nous avons entendu hier sept interventions très différentes, pleines de poésie. Elles tournaient autour de la poésie, de l’émerveillement, du bien, du mal, du merveilleux, et faisaient écho au tour de force musical qui avait ouvert le Festival le 8 juin, en prolongeant l’hommage fait au grand poète Omar Khayam. Ce premier Forum a suscité de nouvelles questions, et nous a fourni des thèmes et des débuts de réponse, le tout nimbé de mystère et d’enchantement.

Que retirer de ces interventions? Que la poésie, l’art et la culture ne sont pas simplement des instruments et des alliés puissants lorsque notre monde relève d’impossibles défis: l’environnement, la violence et la brutalité de l’être humain. La poésie, l’art et la culture sont les plus belles valeurs qui soient, ils sont source de vie, raisons de vivre. Dieu a créé le monde et vit qu’il était bon et qu’il était beau. Et la poésie, et les poètes, usant du pouvoir des mots et du langage pour exprimer le réel et le mystérieux, sont investis d’un pouvoir particulier. Si ce pouvoir peut servir à justifier le mal, il peut aussi étayer et magnifier ce qui est bon.

Sept intervenants ont abordé ces thèmes et leur impact sur les défis et les tensions du monde d’aujourd’hui.

Bertrand Vergely, poète et théologien, aborda cinq thèmes qui furent le fil conducteur des débats de la matinée: la folie, la sagesse, l’émerveillement, le visage et la politique. L’apostrophe malheureuse de Platon, incitant à bannir le poète de la cité, faisait écho au fait que les poètes peuvent se faire les chantres du meilleur et du pire chez l’homme. L’imagination poétique ne connaissant pas de limites, les poètes peuvent donc oublier de convoquer raison et responsabilité. La culture peut nous amener sans détour à la barbarie -- pour preuve les concerts à Auschwitz et les films mettant en scène le mal au son d’une musique magnifique (Apocalypse Now). La beauté a néanmoins une valeur absolue: elle est la valeur centrale, le génie de toute création de l’homme. Et la poésie nous aide à retrouver un sens.

Les poètes, et les langages, ont un pouvoir particulier qui leur donne puissance et clairvoyance dans la quête de la vérité et du sens. La poésie nous incite à nous interroger sur l’essentiel de la vie, à approfondir notre questionnement: Pourquoi? Pourquoi suis-je ici? Comment surmonter le désespoir? Quel est mon rapport aux autres? La poésie nous permet d’y répondre, en traduisant par les mots la conscience de notre existence et notre recherche du bonheur. (Jadis, en cas de conflit, la tribu tuait d’abord le poète de la tribu ennemie, tuant par là son âme.) Mieux encore, la poésie touche le coeur, parle de liberté et d’indépendance, sous toutes leurs formes. Le poète nous incite à dire Oui à la vie, comme James Joyce le fait dire à Molly Bloom: “... et oui j'ai dit oui je veux bien Oui. »

La faculté du langage et des mots distingue l’homme des autres espèces. C’est la force la plus puissante dans la culture et la civilisation. Dans les civilisations nomades et les royaumes anciens, la force du poète, mettant les mots au service de son imagination, était d’offrir une mémoire et une médiation, entre l’homme et Dieu, l’homme et ses semblables, entre le passé et le présent. Salamatou Sow décrivit comment la vache, la femme et Dieu, sources de vie pour les Peuls, symbolisent en fait les valeurs fondamentales du courage et de la générosité. Cette spiritualité ancrée dans la réalité, et sa médiation par le langage, résonnaient dans les discussions aussi joyeusement que les clarines des vaches que Faouzi Skali prit, un jour, en Suisse, pour d’admirables signes de piété. Les poètes, nous l’avons entendu plusieurs fois, sont les reposoirs de la mémoire et les décodeurs du présent.

Pluralisme et diversité sont au coeur de ce défi pressant, quotidien, incontournable : vivre avec les autres. Saida Bennani souligna que la poésie et la culture sont simultanément un défi et la voie vers les solutions. Elles sont la marque de l’identité et son prétexte, et également la clé de la vie en communauté, la clé de l’harmonie, dans sa propre maison ou au sein de la société et de la nation. Les intervenants nous ont convaincus de trouver inspiration et sagesse dans la poésie. Confrontés à la mort et au désespoir, nous avons reçu ce don de la vie qui nous permet d’apprécier le moment présent. Parce qu’il a frôlé la mort dans un accident de voiture, Xavier Guerrand-Hermès a trouvé une nouvelle appétence pour la vie, et le besoin d’explorer de nouvelles directions.

Le mot de la fin fut ESPOIR. La poésie n’est peut-être pas le meilleur guide pour les politiques et les législateurs, mais la beauté de l’art et l’éclairage de l’âme par la poésie sont des garde-fous. Peut-être, comme le Prospero de La Tempête de Shakespeare, devrons nous briser la baguette magique et nous confronter à la réalité, mais l’enchantement de l’âme que nous offre l’art peut nous permettre d’imaginer les voies qui nous amèneront dans de nouvelles directions.

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Réenchanter Jour 2 – 9 Juin 2012

Synopsis – Le Printemps Arabe: Que Réserve le Futur?
Abdou Hafidi, Driss El Yazami, Patrice Brodeur, Bariza Khiari, Veronique Rieffel, Maati Kabbal Virage brutal tant pour le thème que pour le ton du débat du second jour du Forum. Poésie et sens de la vie firent place aux drames et aux défis politiques actuels. Que la flamme du Printemps Arabe ait surgi au Maghreb fait partie de l’histoire. Mais jusqu’où pouvons-nous aller dans nos conclusions sur l’ Histoire qui est en train de se faire sous nos propres yeux? Avec Abdou Hadifi comme modérateur, la discussion fut vive et passionnée, passant du Maroc à la France et de la Syrie aux Etats-Unis. On aborda sans détours la politique de partis, la religion, les forces sociales, et la culture. Trois thèmes revinrent sur le tapis: (1) la fierté de l’ouverture, la possibilité de débattre sans peur et avec honnêteté de questions fondamentales, particulièrement au Maroc; (2) les questions fondamentales sur le rôle de la religion et de l’Islam, mais aussi sur celui de la spiritualité, dans les débats et dans la réalité de terrain; le Printemps Arabe sera-t-il le printemps ou l’hiver de l’Islamisme? En quelle saison sommes-nous? Et (3) le rôle crucial des femmes, avec pour preuve les nombreux débats tournant autour des droits de la femme, et de sa place vraie (mais contestée) dans les sociétés émergentes.

Les soulèvements de Décembre 2010 furent-ils une surprise, et si oui, pourquoi? Réponse: ils ne furent qu’une demi-surprise. Ce qui s’est passé fut pour une grande partie l’activation de forces déjà connues et identifiées. Mais la surprise, ce fut dans la rapidité avec laquelle ces forces surgirent et la violence qui en résulta. De ces forces profondes qui furent à la source de ces soulèvements, la plus importante est la jeunesse des pays concernés. Leurs passions, leurs quêtes, en particulier le chômage qui accable de si nombreux jeunes arabes, ont été et restent une vraie poudrière. Basta, ras le bol, disent-ils.

Il parle moins de la dynamique participative qui est déjà profondément ancrée. Les démonstrations pacifiques de 2002 au Maroc, en faveur ou contre les amendements aux lois gouvernant la famille, sont un exemple du travail des forces du changement. La poussée démocratique avortée en Algérie en est un autre. Ainsi que d’autres signaux ignorés tant par les pouvoirs que par les medias. C’est ainsi que les travaux de la Commission Marocaine pour la Vérité et la Reconciliation ont à peine été mentionnés dans la presse et chez les observateurs, alors qu’ils ouvraient de nouvelles perspectives. Les Rapports sur les Développements Humains Arabes de 2004 analysaient en profondeur l’état des choses, et soulignaient les 4 causes principales des problèmes: la discrimination, l’absence de libertés fondamentales, l’échec quasiment immoral du système éducatif, et les budgets indéfendables consacrés à la défense.

Les rappeurs marocains sont un symbole et le signe de la force du changement social (on les appelle d’ailleurs les rossignols du changement). Des changements profonds se font dans d’autres domaines artistiques. Comme les chants des poètes évoqués hier, des artistes de tous genres se font les chantres du changement, initiant ce changement et l’orientant dans de nouvelles directions.

La religion ne fut pas oubliée dans les débats. La résurgence d’un conservatisme religieux en a surpris beaucoup. L’Islam, certains dirent, et les religions en général sont bien évidemment compatibles avec la démocratie et avec une société ouverte, puisqu’elles partagent un tronc commun de valeurs. La tradition islamique au Maghreb est joyeuse, ouverte, tournée vers les valeurs familiales. En réalité, les mosquées sont devenues des centres d’attraction dynamiques pour les forces réactionnaires dans les diverses communautés. Ceci est encore plus vrai si les mosquées et les problèmes qui s’y débatent ne recontrent qu’indifférence de la part des forces “libérales”. S’il faut s’inquiéter de la sévérité et de l’austérité que l’Islamisme cherche à imposer, cette inquiétude ne devrait pourtant pas se porter sur le salafisme, composant intrinsèque de l’Islam mais sur le Wahhabisme, dont il faut dire haut et fort son nom, ce qu’il est et ce qu’il représente. Et qu’il n’a rien à voir avec la vraie spiritualité.

Il n’y aura pas de vraie démocratie tant que les femmes n’occuperont pas la place qui leur revient dans la société. Ce message fut dit et répété de plusieurs façons. Les débats et les luttes autour des structures et des valeurs sociétales doivent maintenant être reconnus fondamentalement comme des interpellations sur le rôle des femmes, au sein de la société et dans le domaine religieux.

Aux questions sur le futur du Printemps Arabe et du monde arabe, il fut répondu sans équivoque que le bon génie s’est échappé de la lampe et que les forces du changement ne peuvent pas, ne doivent pas, et ne seront pas stoppées. Mais le futur s’annonce sombre! Les situations dans les divers pays sont différentes. Alors que les forces du changement s’exercent pacifiquement au Maroc; qu’en Tunisie, elles essayent de rester pacifiques, et qu’en Egypte on s’affronte encore, la Libye et la Syrie sont livrées à la violence la plus brutale. Chacun de ces pays est comme un laboratoire expérimental. Mais une chose est évidente, tant en politique que dans les arts: le regard que les Arabes portent sur eux-mêmes a changé, et a changé à jamais et pour le mieux. C’est une image qui n’est plus, comme par le passé, forgée par l’étranger; elle est maintenant forgée par les Arabes eux-mêmes. Nous sommes les artisans de notre destin, tel est le message. Les images peuvent être dures, sans complaisance, mais elles appartiennent authentiquement aux Arabes.

La session s’est achevée sur des questions insistantes: dans quelles directions les pouvoirs feront-ils évoluer le Printemps arabe et comment pourront-ils sélectionner et façonner les réalités multiples qui s’y exercent? A quoi mèneront les débats animés sur la religion et la société? Comment honorer et renforcer le rôle des femmes? Comment aborder les problèmes essentiels du chomage et des frustrations? Comment, dans ce maelstrom d’idées et de forces dynamiques, les valeurs que nous partageons pourront-elles nous guider sur le chemin du futur?

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Réenchanter le Monde – Jour 3 - 10 juin 2012

Synopsis - L’Entreprise et la Spiritualité: Faouzi Skali, Patrick Viveret, Marc de Smedt, Jean François de Lavison, Katherine Marshall Thème du jour: l’Entreprise privée peut-elle réenchanter le monde? Peut il y avoir une spiritualité au sein de l’entreprise? La spiritualité est-elle une forme d’entreprise? Les discussions ont principalement tourné autour des questions d’éthique et autour des défis auxquels sont confrontés quotidiennement les chefs d’entreprise et le monde des affaires en général; les intervenants se sont demandé également si le thème du festival -- donner une âme à la globalisation -- pouvait s’appliquer au monde des affaires, où, en surface tout au moins, la spiritualité est rarement une question prédominante. Le cinq panelistes et des membres passionnés du public, ont discuté de la signification des mots, non pas dans le sens pédant du terme, mais en s’efforçant de faire porter la discussion sur l’entreprise et l’économie en donnant à ces mots leurs vraies et authentiques racines. On dit “profits” en anglais mais le terme français “bénéfices” connote ce qui devrait être des bienfaits pour la communauté. Valeur, actionnaire ou autre devrait signifier valeur ajoutée. “Competition” en anglais, mais “concurrence” en français, qui a pour racine “courir avec.” “Economics” et “économie” ont pour origine un terme signifiant la “gestion intérieure d’une famille, d’une maison” Tout cela pour dire que dans l’usage actuel, ces termes se sont éloignés de leur signification originale et des valeurs qu’ils portaient. Le concept philosophique indien “ahimsa” est l’exemple parfait d’un mot qui offre un cadre d’orientation: ne faites aucun mal, évitez la violence. Un “livre comptable” avec le bien et le bon sur une page, et les risques et les dommages sur l’autre, offrirait un instrument aussi pratique voire utile pour l’éthique que pour les bilans.

La “méditation sur la tartine de pain grillé” est une métaphore imagée: nous devons chercher à avoir pleinement conscience des réalités du moment – thème déjà abordé dans les discussions poétiques du ler jour du Forum. Et cette conscience, on l’a entendu suggérer de plusieurs manières, est ce le vrai sens de la spiritualité. Quelque chose d’aussi banal qu’un toast est un sujet de méditation et de contemplation valable car il nous ancre dans la réalité, quelque chose qui est non seulement philosophique mais un impératif urgent. Cet avertissement est peut-être vrai surtout pour les chefs d’entreprise dont les décisions ont un telle portée.

Le concept de “silo” – séparation et distanciation des disciplines – créa un malaise. La discussion qui s’efforçait de relier deux sujets, deux domaines aussi différents que le monde des affaires et la spiritualité semblait plutôt s’attarder sur des oppositions ou une contradiction. Nous devons relever le défi de trouver des passerelles entre ces mondes différents, que ce soit les religions, les disciplines ou des idées globales. Nous avons besoin de ces passerelles, un terme qui à l’origine veut dire “pont pour les piétons” mais qui aujourd’hui connote le moyen de passer d’un mode de travail ou de communication à un autre. Modération et équilibre - Mohammed Kabbaj souligna cette prémisse fondamentale de l’Islam, le “juste milieu”. Les dangereuses conséquences des changements climatiques appellent à des choix drastiques et douloureux qui doivent être discutés, et pas uniquement sous forme de décisions politiques ou de perfectionnement des technologies de pointe. L’alternative la plus évidente est inacceptable et impossible à mettre en oeuvre: soit on met un frein à la croissance, soit on condamne les pauvres à rester dans la pauvreté, tout en permettant une croissance débridée qui épuise les ressources non renouvelables et détruit le monde. Equilibre et mesure doivent être parties intégrantes des solutions adoptées. Que ce soit pour réduire les dangereuses conséquences du gaspillage (le pain que l’on jette, les gadgets et les vêtements mis dans les poubelles). Ou pour mieux brider la course effrénée à la richesse et au pouvoir. Notre monde est à un tournant critique, sur les plans économique, environnemental et probablement moral. Il a peut-être déjà atteint un point de non-retour, et le besoin tant vanté de nouveaux paradigmes est d’autant plus essentiel. Faouzi Skali rappella l’initiative du Bhoutan, qui, avec son indice de Bonheur National Brut si romantique, offre la voie vers un tel paradigme, basé peut-être moins sur le bonheur et la joie que sur le bien-être tout simple. Le travail de la commission Sarkozy/Stiglitz et l’ONU dont la mission est de définir des indicateurs qui puissent nous mettre sur la bonne voie, et nous servir de garde-fous, relève un défi majeur.

A propos du hiatus entre richesse et pauvreté, base de la discussion du jour, Jean-François de Lavison souligna deux points essentiels: que l’opposition entre pays riches et pays pauvres n’est pas aussi étendue que nous le croyons; et qu’il y a de profonds fossés entre les riches et les pauvres dans toutes les sociétés. Alors que le monde des affaires cherche à retrouver sa mission originale, à savoir de produire pour le bien commun, sa responsabilité envers la communauté représente une invitation à la matérialité mais aussi à la spiritualité. Humanité et responsabilité sont des composantes essentielles de la spiritualité.

Nos panelistes conclurent sur deux acrostiches que nous voulons sauvegarder. Ils ont pour thème l’ethique et la spiritualité.

E pour écoute
T pour tolérance
H pour humilité
I pour individuel: l’éthique est personnelle
Q pour le questionnement – toujours questionner, toujours chercher à apprendre
U pour universel
E pour exemple: notre vie vaut par ce que nous faisons, bien plus que par ce que nous disons.

Et
S pour “soi”
P pour paix
I pour inquiétude - le doute et l’incertitude
R pour respiration
I pour interrogation
T pour trésor, souvent caché
U pour unité
A pour amour
L pour lucidité
I pour intégrité
T pour tolérance
E pour esprit
S pour silence et la force du silence

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Réenchanter Le Monde - Jour 4 11 juin 2012

Synopsis – Crise financière ou crise de civilisation?
Faouzi Skali (modérateur), Assia Alaoui Bensalah, Bensalem Himmich, Pierre Paul Lafitte, Katherine Marschall, Tariq Ramadan, Patrick Viveret La discussion de ce Jeudi met un point final au Forum de Fez 2012 (même si une session informelle dédiée à l’expérience opérationelle eut lieu le lendemain). Elle débuta au son d’une harpe céleste.

Les questions ont porté sur la nature de la crise actuelle, ou plus exactement, DES crises, de civilisation. Sont-elles de simples “crises” ou bien sont-elles une nouvelle concrétisation des changements et des stresses qui ont toujours été le lot de l’humanité? Le capitalisme est au coeur, ou presque, de ces crises; reste-t-il alors possible de contrôler ce capitalisme? Ce capitalisme en crise, obsédé par le culte de l’argent, peut-il être le symbole de quelque chose de plus profond qui dérange et menace notre civilization. Parlons-nous vraiment d’une civilisation globale, ou notre approche est-elle trop “occidentale”? Les religions traversent-elles également une crise? Où trouver les chemins du progrès?

La discussion passa tour à tour d’un réalisme brutal à des définitions sans équivoque des problèmes dont la sévérité fut largement soulignée, puis à l’idéalisme de certains optimistes de principe qui soulignèrent tout le bien potentiel qui résulterait de nos efforts pour partager, en toute civilité, des valeurs communes et de nouveaux paradigmes.

Les discussions du panel et les questions du public ont prouvé une nouvelle fois que nous sommes confrontés à des crises en cascade: confiance, croyance, spiritualité, ethiques et valeurs, et système financier. Des forces négatives s’exercent, ancrées au coeur des sociétés, et certains démons prospèrent: que ce soit les Madoffs de ce monde ou les neo-Nazis que l’on voit ressurgir en maints endroits. Non moins inquiétante est la façon dont les crises d’aujourd’hui se reflètent dans la méfiance généralisée envers nos systèmes économiques, et également envers les structures démocratiques et la foi. Cette sensation de vertige et ce mal-être se traduisent par un manque de confiance envers l’état, renforcé par la notion (dont nous tenons Thatcher et Reagan responsables) que les marchés sont plus productifs et plus flexibles que les institutions étatiques. Nous sommes les témoins de manifestations, à notre porte et à l’autre bout du monde, dans les pays Arabes, à Madrid, Athènes et Moscou. Nous voyons les efforts de “Occupy Wall Street.” Ces manifestants expriment colère et frustration, mais ne savent ni dans quelle direction aller, ni quelles solutions adopter. Ironiquement, cette dynamique revendicatrice est accompagnée d’ une image contradictoire des politiciens, ressentis comme à la fois incompétents et cupides, mais aussi comme seuls capables de nous sortir du marasme.

Patrick Viveret donna un nom aux crises: ce sont des batailles de sens. Ne cherchons surtout pas une nouvelle forme de Yalta, un compromis négocié qui ne pourrait que faire ressortir ce qu’il y a de pire dans chaque civilisation. Par exemple, échanger une loi sur l’excision contre un consumérisme débridé, voila qui serait une transaction bien peu glorieuse. Il nous faut plutôt une écoute globale et positive, ouverte mais exigeante, centrée sur la liberté qui ne peut naitre que d’un vrai dialogue de civilisations (comme ce Forum de Fez) et donc créée ensemble. Chaque tradition doit reconnaitre ses vertus et ses faiblesses – nous devons exiger beaucoup de nous-mêmes. Tariq Ramadan définit ce défi comme une négotiation continuelle entre le passé et le présent: nous devons concilier ce qu’il y a de meilleur dans la modernité -- le respect des choix individuels, par exemple -- avec l’héritage sans prix de nos traditions, y compris nos croyances et notre spiritualité. Nous avons accès aujourd’hui à des cultures variées et nous nous devons de tirer le meilleur parti de leurs différences et de respecter ce qu’elles ont à nous offrir.

Il devient impératif aujourd’hui de réintroduire dans tous les systèmes éducatifs, partout, une connaissance fondamentale de la philosophie et de la morale. Ce qui ne veut pas dire imposer des croyances ou des rituels (comme l’obligation de prière), quelque soit leur importance, mais construire des fondations plus solides, comme le désir et l’aptitude à remettre en question ce qu’est l’être humain, ou assimiler les bases fondamentales de l’éthique et de la moralité. C’est d’autant plus important dans nos sociétés de plus en plus plurielles. C’est également essentiel lorsque l’on traite des composantes psychologiques liées à la crise, à savoir ce sentiment de défaite et de victimisation particulièrement sensibles dans le monde arabo-musulman. Cette crise d’identité empire car la culture dominante ne veut pas reconnaitre dans ce monde arabo-musulman son dynamisme, la richesse de son histoire et sa contribution à la culture et à la pensée.

Avec le concept d’état-nation toujours en vigueur, les questions concernant la citoyenneté et l’identité nationale, ne peuvent être ignorées. Tariq Ramadan s’est étendu sur la distinction essentielle entre être citoyen d’un pays, et membre d’une nation. Tout peut se résumer à l’édification et la célébration d’une histoire partagée, où tous les citoyens d’un état se sentent, et sont effectivement, membres à part entière de la nation.

Quels pourraient être les alternatives au système actuel? Comment s’en sortir? Voit-on émerger un nouveau paradigme, est-il viable? Faouzi Skali revint sur les efforts faits pour définir et promouvoir de nouveaux indicateurs de bien-être, de bonheur, qui auraient inclueraient des paramètres non-matériels, la spiritualité, entre autres. Il n’y a aucune alternative concrète, sérieuse, applicable à la scène contemporaine, Tariq Ramadan rétorqua. Ceci est non seulement vrai pour le monde musulman, mais également au-delà de ses frontières. Toutes les autres prétendues possibilités ont peu à voir avec la réalité. Il n’y a qu’ à voir le regard fuyant qu’opposent ceux qui essaient de résoudre les problèmes à ceux qui proposent des solutions alternatives. On a beau fournir des indicateurs plus précis, la triste réalité est que nous attribuons surtout de la valeur à ce que nous pouvons voir et mesurer. Les indicateurs n’ont aucun sens si le chemin qu’ils balisent n’est pas clairement tracé. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement (Millennium Development Goals) ont introduit des objectifs ambitieux tels que l’ obligation de reddition de comptes, de respect des délais, et de chiffrage. Les nouveaux indicateurs qui commencent à émerger pour l’après 2015, date limite imposée par les MDG, offrent la possibilité de bâtir sur ce qui a été appris. La technologie peut se révéler une alliée efficace.

Ce ne sont pas de minces défis que ces défis économiques et financiers d’une suprême complexité. Le capitalisme est effectivement LE système global, et il l’est depuis des décennies. Même le système soviétique ne fut en fait qu’un sous-système du capitalisme. Des voies porteuses d’espoir se développent: les finances solidaires, le micro-crédit, la finance islamique, la responsabilité sociale des entreprises, la taxe Tobin. Des voix plus pragmatiques soulignèrent que ce ne sont que quelques gouttes perdues dans l’immense vase du système global. Aussi difficile, aussi improbable qu’il soit, le changement doit venir de l’intérieur du système et doit trouver ses racines dans la raison. Les appels à l’éthique ne modifieront en rien la marche du capitalisme. D’aucuns peuvent être motivés par l’éthique et la spiritualité, ils sont hélas la minorité. La plupart des gens réagissent aux catastrophes. Mais il faudra peut-être une crise plus importante, plus globale encore que celle que nous vivons, pour qu’advienne le changement.

Le rôle et les droits des femmes sont revenus à plusieurs reprises sur le tapis . C’est une question essentielle pour les sociétés et pour les religions. Le rôle des hommes, et la crise de la masculinité, certains argumentèrent, sont tout aussi importants. L’image que les hommes portent sur eux-mêmes doit être réinterprétée et améliorée. Moment inoubliable quand Assia Alaoui a mis Tariq Ramadan – lui dont les paroles portent si haut, si fort et si loin -- au défi de s’engager, directement et sans ambages, en faveur de l’égalité sans restriction des femmes. Rien, dit-elle, n’est aussi important que l’égalité des femmes, non seulement dans le processus démocratique, mais aussi parce qu’elles pourront apporter raison et expérience dans notre confrontation avec les crises. Les femmes sont les médiateurs entre réalité quotidienne et réalité universelle, entre les diverses façons de définir les problèmes. Si elles doivent devenir des participantes au débat à part entière, c’est qu’ elles peuvent aider, par la raison et l’esprit, à trouver des solutions.

L’injustice et l’inégalité sont des versants du capitalisme qui mènent directement aux défis spirituels. Le système capitaliste fut décrit nettement comme un système qui favorise les riches et leurs chasses gardées, tant dans les idées que dans les structures. L’abîme entre riches et pauvres s’élargit et la pauvreté, comme toujours, est déni et dévaluation de la démocratie. Comme les gens raisonnables le font souvent remarquer, “d’abord la bouffe, ensuite le moral”. L’industrie de l’armement est une des manifestations les plus dangereuses du système. Pire encore est la valeur inégale de la vie humaine: la triste réalité est que la mort de certains a beaucoup plus de valeur et d’importance que la mort d’autres. Nous devrions voir et confronter les crises au prisme de ces questions essentielles. Les media et la religion, avec leurs approches différentes, doivent devenir des alliés. Avoir un rôle quasiment prophétique. Agir comme un choeur lancinant. La religion, tout comme les politiciens, est sujette aux risques du populisme, et la religion reflète autant qu’elle définit la société. Ce dont nous avons besoin pour l’avenir, c’est d’humilité, de respect, d’ambition et de courage. La spiritualité recouvre non seulement ces qualités, mais aussi la modération, la conscience des besoins, la reconnaissance de la sagesse des autres. La spiritualité cherche un juste milieu, tout en équilibre et en raison. Et Faouzi Skali de conclure: Le pain est sur la planche. Mettons-nous au travail!

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